Christophe Fiat devait passer trois semaines au Japon en avril 2011 pour écrire une pièce de théâtre sur le monstre le plus célèbre du cinéma japonais, Godzilla. Il se trouvait alors près de Fukushima. On était un mois à peine après le séisme et en pleine contamination. Très vite il a fait un voyage jusqu’à Iwaki, une ville balnéaire sinistrée par le tsunami du 11 mars et menacée par les rejets de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. C’est d’abord cette traversée-là qu’il entreprend de raconter, carnet à la main, celle d’une embardée dans le paysage d’après la catastrophe, lui le premier français (« à part les journalistes ») à être entré dans la zone de contamination. Un drôle de road-movie donc dans lequel sont consignés des conversations, des lectures, des entretiens, des choses entendues à la radio, des témoignages, des rêves, des visions mais aussi des réflexions politiques, un récit qui nous emmènera aussi sur les lieux d’une autre catastrophe, à Hiroshima, qui saura convoquer d’autres tragédies (Tchernobyl notamment), reviendra sur les premiers essais nucléaires américains et tentera de comprendre la relation « explosive » entre le Japon et les États-Unis. Le récit de Christophe Fiat suit également le fil de ses longs compagnonnages (Barthes, Dante, Duras…) mais aussi celui du mythique Godzilla (et de son cri).
Retour d’Iwaki n’est ni un essai ni un roman. C’est un récit nucléaire (je me permets de détourner cette définition du principe d’une réaction nucléaire). Au cœur du périple se produit une réaction de fission : un homme se déplace et percute des êtres vivants dans un paysage en ruine, le regard absorbe le réel mais il devient tellement instable qu’il éclate. Il se divise alors en deux parties et libère de l’énergie, celle du geste d’écrire. C’est ainsi qu’à plusieurs moments Christophe Fiat parvient à fictionner ce qu’il voit et entend.
Place maintenant à la voix de cet écrivain, poète, metteur en scène, que je vous invite à aller lire si vous ne l’avez pas encore fait. Un texte très différent de ce que j’ai pu lire de lui ces quinze dernières années mais dans lequel on retrouve ses thèmes et obsessions, ses fulgurances, son sens de l’ironie et sa rigueur. Ici, le 3ème chapitre de la première partie, « Le cri du monstre » de Retour d’Iwaki.
ChG
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Christophe Fiat,
Retour d’Iwaki
© L’Arpenteur, 10.80 €
version ePub, avec DRM Adobe
3.
Aujourd’hui, on est le 21 avril. Il est 9 heures. Le temps est maussade. Je descends à la gare de Komaba-Todaimae, au sud-ouest de Tokyo. Oriza Hirata m’attend devant chez lui avec Aki, mon interprète, et une dizaine de ses acteurs.
« Christophe, on va s’approcher au plus près de la zone de contamination, dit-il. Tu es le premier Français, à part les journalistes, à être allé jusque-là. Tu as peur ? »
Je lui réponds en montant dans sa Mitsubishi :
« Tu as un compteur Geiger ?
— Non, on n’en trouve plus. Il y a rupture de stock. »
Puis il ajoute :
« À Iwaki, il peut y avoir de plus grosses secousses qu’à Tokyo… »
Ensuite, il règle son GPS et met une cassette de Yamaguchi Momoe. C’est parti. Le voyage dure trois heures. On a deux cents kilomètres à faire.
Je suis à l’arrière avec Aki. Il lit un entretien de son père paru dans Asahi. Il travaille à l’Institute of Nuclear Safety of Japan. Je regarde le paysage qui défile. J’essaye alors de m’imaginer le globe terrestre avec le Japon au centre. En Occident, c’est toujours le continent africain qui occupe cette place, mais si l’on y met le Japon, on a dans l’axe, du sud au nord, le Brésil, puis le Groenland, le pôle Nord, la Russie de l’Est, puis le Japon et dessous, l’Australie, et l’Antarctique puis le pôle Sud. Vu sous cet angle, on constate que la terre est composée essentiellement d’eau. Ici, les océans envahissent tout !
Alors, je pense à Godzilla dont l’eau est justement l’élément naturel. Au début de chaque film, soit il somnole sur une de ces minuscules îles qui font du Japon un archipel, soit il dort dans le Pacifique entre le 30e et le 40e parallèle, celui qui relie Tokyo à Los Angeles. Il fait sa première apparition sur l’île d’Odo, île introuvable, inventée pour les besoins du scénario du film d’Ishiro Honda.
Voici ce que j’ai trouvé sur Wikipédia à List of fictional locations in Godzilla films. Je l’ai recopié dans mon carnet : « Odo Island is a southern Japanese fishing village, is from where the monster Godzilla receives his namesake. This island, probably part of the Izu group, is featured in the original Godzilla and referenced in a few subsequent films. Gojira was an antiquated legend of the Odo islanders. In “the old days”, according to an elder, when the fishing was poor, the villagers sacrificed young virgins to appease the sea monster’s hunger. When ships began inexplicably sinking off the coast of Odo Island in 1954, the natives performed a purification ceremony, the last remnant of the old traditions, in a village temple. Odo is the first location where the kaiju is known to have come ashore. While its appearance was presumably coincidence, paleontologist Kyohei Yamane elected to name it “Gojira” after the legend. »
Maintenant, Oriza arrête la musique et met une radio locale qui diffuse en boucle des informations pour les sinistrés. Je demande à Aki de me faire une traduction simultanée.
« Il a été décidé qu’une seule personne par famille ira chercher les affaires personnelles dans la zone sinistrée. Ces personnes seront regroupées dans des bus qui seront mis à leur disposition à une date qui sera précisée ultérieurement. Par ailleurs, la zone à évacuer passe aujourd’hui de dix à huit kilomètres. Le Premier ministre a eu un entretien avec le préfet du département de Fukushima pour parler du dédommagement nécessaire des victimes. Le préfet a dit qu’il voudrait que la situation se rétablisse le plus tôt possible par l’initiative de la Tepco afin que les gens qui sont dans les camps de réfugiés puissent rentrer à la maison le plus tôt possible. Pour répondre à ces exigences, le Premier ministre a promis que le gouvernement japonais ferait de son mieux. Après l’entretien, le préfet a déclaré que pour autoriser les gens à rentrer dans la zone sinistrée, il faut avoir l’accord des représentants des régions et des quartiers et qu’il faudra continuer à faire des efforts pour que les gens évacués puissent reprendre une vie normale ainsi que ceux qui travaillent en relation avec les centrales. Il encourage aussi les techniciens et les ouvriers qui sont sur le terrain. Puis un homme qui travaille dans la région explique son cas. On lui a permis de rentrer dans la zone sinistrée en raison de son travail. Il avait besoin de retourner à son bureau. Mais quand cette zone sera interdite, il ne pourra plus y accéder et ça l’inquiète. »
Oriza est concentré. C’est normal, on approche d’Iwaki. Aki se tourne vers moi et dit que les travaux de ravalements de la chaussée qu’on peut voir depuis dix minutes sont les effets du tremblement de terre. Peu après, la Mitsubishi s’engouffre dans une dizaine de tunnels, collés les uns aux autres.
Je note dans mon carnet : « Okubo-Daïchi Tunnel, Okubo-Paisa Tunnel, Suwa-Daïchi Tunnel, Suwa-Daïni Tunnel, Hirasawa Tunnel, Daoin Tunnel, Kurakase-Tunnel, puis il y a le Gitsu Tunnel et le Juo Tunnel, et enfin le dernier, l’Enoami-Tunnel. »
Quand on arrive, je vois une énorme pancarte : Welcome to Iwaki City ! C’est de circonstance. Iwaki ressemble à une ville américaine avec des petites maisons étalées le long de larges avenues qui descendent vers la mer.
On est accueillis par une amie d’Oriza. Elle s’appelle Michiko Ishii. Elle enseigne l’art dramatique au lycée de la ville. Elle est drama teacher. C’est écrit sur la carte de visite qu’elle me tend des deux mains. Elle est en larmes. Nous sommes les premiers Tokyoïtes à venir ici depuis le tremblement de terre.
Elle nous donne un plan de la ville où je lis en majuscules : Sunshine Iwaki. Je le parcours et, chose étrange, un premier rayon de soleil apparaît. Je ne fais pas tout de suite le lien avec le plan qui présente Iwaki comme une station balnéaire. Je pense aux radiations. Je pense aussi au vent qui souffle depuis qu’on est arrivés. Il apporte peut-être des particules toxiques.
Pendant le repas, l’ambiance est détendue. Michiko rit.
Ensuite on reprend la voiture et on va au port. C’est alors que j’aperçois les premières maisons détruites. La plupart ont le toit arraché. Les vitres sont brisées, les portes défoncées, les rideaux déchirés. Tout ce qu’il y avait à l’intérieur a été emporté. Une voiture est renversée sur le côté, les deux roues en l’air. Un bateau est échoué et un hangar laisse voir ses armatures en ferraille à travers lesquelles passent les nuages.
Oriza coupe le moteur. Je fais quelques pas. À mes pieds, il n’y a que des débris. Comment c’était avant ? Impossible de savoir. Le désastre s’étend à perte de vue. Des ouvriers s’affairent pour nettoyer. Ils n’ont qu’une pelleteuse pour trois. Ni pelles, ni sécateurs, ni pioches. Ils sont hagards.
Alors, je sors mon appareil, un Sony Cyber-shot 14.1 MP que Louise m’a offert pour mes quarante-cinq ans, et je shoote. Personne ne prend des photos à part moi. Je n’en crois pas mes yeux. J’ai l’impression d’être un Japonais à Paris.
Puis on repart.
Dans la Mitsubishi, la radio est coupée. Le silence est assommant. On avance de cinq kilomètres en suivant le bord de mer. Direction Hisanohama. Aki me dit qu’on va accéder à une zone dont l’accès est interdit. En effet, il y a un check point. Michiko parle au gardien et nous entrons. Oriza gare la voiture.
La visite commence. Oriza et Aki marchent devant. Les acteurs font des petits groupes. Je traîne. L’envie de faire des photos est de plus en plus forte. Je shoote, je shoote, je shoote. Mais petit à petit, je mesure l’horreur du séisme.
Ici, plus rien ne tient debout. Tout est rasé. Tout a été soufflé. Pas de ruine. Les seules maisons qui ont résisté à la vague ne ressemblent à rien de ce qu’on peut imaginer. J’ai vu, comme tout le monde, des images d’amateurs tourner en boucle, à la télévision et sur le Net – et elles étaient autrement plus violentes –, mais maintenant que je suis là, j’ai l’impression de voir les restes d’un supplice et d’être un témoin impuissant et étranger, mais malgré tout utile, à quoi ? Je ne sais pas. Pour la première fois de ma vie, j’aimerais me rendre utile. Mais ce n’est pas le moment. Je ne suis pas là pour ça.